Rouges jardinspar Guy Grandjean
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Le bonaparte mentchaud

Mystique

C’est un oiseau, nous assènent les naturalistes. Mais il nage comme le poisson ! jasent les plongeurs. Que de beauté ! Ajoute l’artiste peintre. Nous le savons marcheur, nous disent les cinéastes. L’habile commerçant nous rappelle qu’il est même empereur.

S’il est tout cela, c’est sûr, il est bien plus aussi : il est la mascotte d’une époque.

Et quoique manchot, je le tiens un instant par le bout de l’aile.

Direction pôle Sud.

Pour s’y rendre, vous pouvez longer l’Amérique de Sud, vous retrouver tout en bas, y traverser la Patagonie, terre sauvage, magnifique, difficile voire hostile. Au passage, vous pourrez saluer les Patagons, qui ne sont plus les géants imaginés par les navigateurs anciens. Vous pourrez aussi y voir les traces de peuples vivants dans le froid et la pluie, le corps peu vêtu, mais enduit de graisse à l’odeur forte. L’histoire nous rapporte, qu’il y a quelques siècles, à la suite d’un naufrage, quelques hommes et femmes de ce monde sans soleil réchauffèrent de leur étreinte un officier anglais perdu dans ce bout du monde.

Et après il y a le bout du bout.

Passez Le Cap Horn, sans l’ombrelle donnée à Ushuaia pour contrer le rayon UV, ce malin, celui qui se glisse dans le fameux trou de notre bienfaitrice calotte d’ozone. Car ce pare-rayon vous échapperait en affrontant les rugissants, les hurlants . C’est l’oreille pleine de déchirements que vous luttez pour rencontrer le continent sans hommes, ou si peu.

L’Antarctique vous gagne alors.

Et là, une silhouette qui se dandine avec gaucherie vous trompera peut-être un instant. Vous réaliserez qu’un sang chaud peut couler dans ce monde de glace, de neige et de vent. C’est le monde du manchot empereur, et à ce détail près, je parlerais presque d’une autre planète. Comment l’oiseau a-t-il pu y faire souche ?

Dans le monde animal, quand il fait faim ou que le croc menace, on s’adapte ou on fuit; et quand on fuit, il faut aussi s’adapter, car si les nouveaux territoires apportent les bonheurs entrevus, d’autres ennuis arrivent, j’allais dire, en document joint : la prédation est partout.

Sauf… sauf dans les endroits impossibles, là où il faut être fou ou innocent pour espérer survivre… Et notre oiseau doit être de ceux là, il a choisit l’extrême austral….où il fut longtemps sans ennemi sur glace, espace obligé pour l’amour et l’enfant.

Adulte, il se montre formidablement habile dans l’eau pour traquer le krill et le calmar, parfois à des centaines de mètres de profondeur, mais son petit lui naît pur oisillon, si faible, ne convoitant sur la banquise que la chaleur de ses parents.

A l’époque moderne, il connut pourtant le baleinier, homme rude et bien armé. Ses bateaux toujours en maraude, son temps passait à scruter l’horizon avec l’espoir à la bouche: « elle souffle! » hurlait-il , prémisse du combat dément. Pour s’éclairer, l’huile de baleine a en effet remplacé le suif qui fume, si bien d’ailleurs qu’elle se vend bon prix.

Mais l’énergie pour fondre la baleine, où la prendre dans ces endroits déserts?
Qu’à cela ne tienne, ces hommes sans état d’âme s’inspirèrent du presse purée en fabriquant la presse à manchot ; et voici notre oiseau gras cuit, écrasé par dizaines comme on éclate les olives.

Puis l’homme chasseur partit , car la baleine trop convoitée se faisait rare, et l’idée de sonder le sol féconde : l’or noir qui jaillit des profondeurs chassa alors l’huile précieuse.
L’homme revint plus tard, scientifique, ayant troqué les armes contre des caméras de bon aloi.
Il se mit à observer l’empereur, somme toute facilement si on fait fi des conditions climatiques exécrables : cet oiseau se laisse très facilement approcher, et quand il vaque, curieux comme une pie, dans les campements des scientifiques, il surprend : il faut être loin de tout, inabordé, pour ne pas craindre l’homme !

Ces observateurs rapportent d’étranges comportements. D’abord, c’est leur premier constat , la vie solitaire ici bas est impossible. L’anachorète y meurt . L’ermite qui ère seul un moment , s’épuise et tombe raide gelé. C’est ensemble, groupés, qu’ils résistent , en se serrant les uns contre les autres quand le froid est trop mordant. A tour de rôle, ils s’exposent à cette douleur. Cette troupe où ils sont plus agrégés que des harengs en caque, les savants l’ont appelé tortue, en souvenir des formations en rangs serrés et caparaçonnées des armées romaines. Et cette tortue bouge, se défait, se recompose à espaces de temps réguliers ; elle peut être si efficace qu’au bout d’un moment nos pauvres oiseaux peuvent crever littéralement de chaud au coeur de l’hiver austral ! Certains l’ont vue comme exploser, des milliers de petites plumes s’envolant dans un bain de vapeur !

Ainsi donc ils vivent d’équilibre, comme nous : malgré les apparences, ils craignent le trop chaud, comme le trop froid. Pendant le court été, on voit d’ailleurs des petits haleter quand le soleil est trop ardent, et tous les ans certains en meurent. L’annonce d’un réchauffement climatique leur fait froid dans le dos.

C’est le langage manchot qui a intrigué les chercheurs ; car malgré leur nombre, des dizaines de milliers parfois, ils s’offrent le luxe de vivre en couple pendant toute la saison de reproduction.
Et il faut dire que pour les distinguer entre eux c’est coton : monsieur est un peu plus grand que madame, mais pour la livrée, pas de jaloux ! Dans le miroir, le superbe mâle et la magnifique femelle ne peuvent rivaliser d’élégance. Comment faire pour se reconnaître dans cette multitude de clones? Car leur oeil de myope est plus adapté à la chasse au poulpe, c’est à dire à l’eau, qu’à la recherche d’une beauté sur glace. C’est bien simple : ils connaissent la chanson naïve de Jacques Brel:

« Puisque demain, l’on se marrie, apprenons la même chanson »
« Puisque demain s’ouvre la vie, dis-moi ce que nous chanterons »

C’est la pariade amoureuse, la recherche de l’âme soeur par le chant.

Un pingouinologue taquin s’est amusé à leur mettre des boules quiès dans les oreilles et à leur clouer le bec d’une attache: ils peuvent alors se croiser sans se reconnaître. Après les séparations, ils se retrouvent poitrail contre poitrail –c’est l’étreinte du manchot– en chantant
à tue-tête leur couplet d’amoureux. On dirait bien, à ce moment là, qu’ils réalisent le rêve ancestral, tapi au fond de toutes les cellules vivantes. Fini le cauchemar de l’amibe éternellement solitaire.

Et quand ils se baladent dans la colonie, on est bien obligé de constater qu’ils ont même inventé la politesse: pas question de l’ouvrir si, dans un rayon de quelques mètres, un collègue l’a déjà entonné, sa mélopée. Le son en semble éraillé car en fait chaque hemi bronche y va de son couplet, le décalage entre les deux étant coordonné – c’est leur signature-.

Le plus joli est que le bébé oiseau, couvé exclusivement par le papa poule, apprend en naissant « la chanson du père » avant que ce dernier, affamé par de longs mois de jeûne ne retrouve la mer nourricière pour se refaire des rondeurs.Une fraction de seconde chantée suffit. Ce chant est son cordon ombilical, dans un brouhaha qui peut dans ces grandes colonies se transformer en boucan digne d’un boulevard périphérique.

Un autre ennemi des retrouvailles est le vent, permanent, violent, surtout celui, glacé, qui dévale des grandes montagnes enneigées de l’intérieur. On l’a appelé catabatique, avec ses pointes de vitesse hallucinantes, à vous déranger l’esprit. Comment faire alors pour retrouver le père ou la mère, alors qu’il braille déjà à fond, qu’il hurle sa détresse ?

Eh bien, en augmentant le nombre de syllabes, qui découpent son chant, comme un code à barre. Et ceci de manière exactement proportionnelle à la force du vent; les scientifiques ont été stupéfaits de tracer des courbes parfaites avec leurs appareils d’enregistrement !

Décidément, ce sont des drôles d’oiseaux, qui fabriquent de la tendresse par moins 50°C en adaptant mutuellement leurs fréquences hertziennes faites chants d’amour!

Sans accorder leurs violon,

Sans crier la même langue,

Pas de rencontre,
Pas de rencontre, pas d’effusion
Pas d’effusion, pas de tendresse
Pas de tendresse , pas de fusion
Pas de fusion, plus de manchot.

Je m’en voudrais de rapprocher les hommes et les femmes de ces déambulateurs de banquise, ces brailleurs du fond des glaces. Mais que ne nous sommes plus manchots, qu’attendons nous pour accorder nos paroles? Pour parler la même langue. Car nous, nous avons inventé de bien plus grandes multitudes encore sur une terre qui n’en peut plus de notre voracité.

A l’aube du plus formidable chambardement qu’aura connu l’humanité , peut-être est-ce une chanson qui nous fera survivre ?