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L’ultime péripétie de l’arroseur arrosé : le projet Tularémie

Bactériologie


ARAL, la mer perdue

ARAL, la mer perdue

En juin 1981, le jeune médecin chercheur Ken Alibek est convoqué à Moscou par le général Yuri T. Kalinin, chef du programme d’armement biologique Biopreparat. Nous somme en URSS, en pleine guerre froide, et naturellement, les 60 000 personnes qui travaillent sur des agents biologiques sont cantonnées dans des villes tenues secrètes, en totale violation des traités internationaux.

Le général Kalinin le nomme péremptoirement responsable du programme tularémie. Sans barguigner, K. Alibek obtempère, il sent vite qu’on ne discute pas avec YTK. Tularémie, Quesaco ? C’est le nom d’une maladie rare dans nos régions, transmise par les petits rongeurs, et surtout les lièvres, en France.


Le lièvre a de grandes oreilles orientables.

Le lièvre a de grandes oreilles orientables.

Le germe peut être inoculé aussi par des tiques, voire des moustiques, rarement. L’agent pathogène a été mis en évidence à Tulare, en Californie, par Edward Francis chez l’écureuil en 1912. D’où son nom, Francisella tularensis.

Curieusement pour nous, bactériologistes de l’Ouest Européen, cette bactérie fait partie de la bande des terribles, la variole, le charbon, Ebola et ses proches, la peste, le botulisme, abondamment étudiés par les chercheurs russes. Germes au coeur de la guerre toxino-viro-bactériologique imaginée de l’époque.

Ce germe traverse facilement la peau, par les follicules pileux ou les pores, ce qui le rend particulièrement virulent. Peu de bactéries ont cette capacité là. A vrai dire, elle est seule avec la Brucelle, de la fièvre de Malte, à pouvoir traverser une peau non lésée (Ebola est un virus). Et ce germe est résistant en milieu externe, alors que par exemple, le virus de variole, lui, meurt après quelques minutes d’exposition au soleil. Ce qui est pratique quand on veut en convoyer de grandes quantités dans des conditions peu « naturelles », pour lui, des têtes de missiles, par exemple.

La mortalité est de 30 % quand le malade n’est pas soigné par les antibiotiques pertinents. Ce n’est pas énorme pour une arme de guerre, mais la maladie est difficile à diagnostiquer, personne n’est protégé a priori, et surtout, tout le monde est rapidement mis hors de combat, le simple contact suffit.

Les russes en avaient abandonné l’usage après la guerre de 1940, avec les américains, les anglais et les canadiens : trop délicat à manipuler, tout simplement. On veut contaminer l’autre, mais sans se contaminer, c’est tout un programme.

Certains pensent qu’il a été utilisé pendant la bataille de Stalingrad, en 1942, où des centaines de milliers d’hommes sont morts de la forme pulmonaire de cette maladie. Mais c’est probablement faux ; cette année-là, les récoltes de céréales ne furent pas engrangées. Les grains dans les champs, aubaine de la gent trotte-menu. Les rongeurs pullulèrent de façon extraordinaire, et furent à l’origine d’épidémies meurtrières de tularémie.

Ken Alibek apprend vite toutes ces données, et se met au travail. Les chercheurs russes obtiennent  une souche résistante au vaccin en usage… Et cette souche fut rendue hypervirulente, en 1983. C’est sans doute la première bactérie manipulée génétiquement, pour en faire une « arme de destruction massive », terme employé plus tard par le haut commandement américain, pour justifier l’invasion de l’Irak.

L’idée était d’en faire des bombes, à partir de matière sèche, sous forme d’aérosol. Les essais eurent lieu sur une île de la mer d’Aral, l’île de la Renaissance. Si mal nommée !

500 singes, des macaques, des babouins, furent importés d’Afrique.

L’île auparavant fut traitée avec un agent biocide.

Pour un premier essai, une centaine de singes furent enchaînés. Les scientifiques firent exploser un container métallique plein de bactéries. Un nuage jaunâtre effroyable enveloppa les pauvres bêtes. On les vit se protéger en vain la bouche et le nez de leurs mains.

Ken Alibek sera félicité pour cette réussite totale, les 500 singes y passeront. Pas un survivant.

C’est en 1992 que Biopreparat sera dissout, après la chute de l’URSS. La glasnost, la transparence russe, est passée par là. Quelques scientifiques brisèrent l’omerta, on peut sans doute parler de repentance pour certains d’entre eux.

En indélicatesse avec ses supérieurs, Ken Alibek émigra aux Etats-Unis, où il sera interrogé pendant des mois par les services américains. Lesquels américains avaient abandonné tout programme de préparation de guerre bactériologique en 1969, trois ans avant la convention de désarmement, la BWTC de 1972.

C’est le président Richard Nixon qui l’avait annoncé au monde entier. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est nullement l’aspect humanitaire qui a fait prendre cette lourde décision. C’est simplement le pragmatisme des scientifiques militaires américains, qui après des dizaines d’années de travail, ont admis qu’il était impossible d’échapper au concept « d’arroseur arrosé ».

Les russes, après bien des tergiversations de M. Gorbachev, finirent par admettre la réalité de ce gigantesque programme de guerre biologique. Et ce fut le président Eltsine qui annonça la reconversion de Biopreparat en entreprise pharmaceutique, avec des financements fortement réduits.

La mer d’Aral ayant largement décru des suites de la décision stalinienne d’en faire une ressource d’eau d’irrigation pour la culture de coton, il reste une presqu’île déserte, avec une question en suspens : que reste-t-il des germes dangereux de l’époque ?

Car si toute vie dans cet endroit clos avait été détruite par des agents biocides avant la mise en oeuvre des essais, les biologistes pensent que des rongeurs ont très bien pu passer à travers, la vie en terrier ayant pu les protéger des gazages. Les serpents également.

Le germe de la peste, avec les multi résistances introduites par les chercheurs,  peut-il renaître de ces cendres ?

Les rongeurs sont en effet les premiers animaux porteurs éventuels de ce bacille redouté.