Rouges jardinspar Guy Grandjean
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La mort qui rit

Virologie

 

Cette malheureuse femme papoue est atteinte d’un mal inexorable : « la mort qui rit », découvert par C. Gajdusek dans les années 50, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Elle vivait au sein d’une tribu dite des Fore, nombreuse de 35000 personnes vivant dans les forêts des hauts plateaux. Atteinte de Kuru, elle a d’abord surpris son entourage par des ricanements incongrus, redondants.  Des tremblements apparurent, incoercibles, rendant la station debout impossible, si ce n’est en s’aidant d’une longue canne. Plus tard, un strabisme est apparu, puis une effroyable démence l’emportant vers la mort.

 

Quelques années plus tard, la relation fut établie entre cette encéphalopathie, « maladie de la tête », et les rites funéraires nécrophages des Fore. Dans leur religion, on rendait  hommage aux morts en se nourrissant de leur corps, y compris de leur cerveau. Les hommes pensaient ainsi hériter des qualités des guerriers décédés.

 

Les femmes qui dépeçaient, éviscéraient, et les enfants accrochés à leurs basques, -réduites à un cache-sexe de paille- , payaient le plus lourd tribut à cette malédiction. Les enfants en se mettant les doigts dans le nez, ou par massage conjonctival, leur maman par de fréquentes écorchures, se contaminaient. Et les hommes mangeaient rarement de la femme.

Fabrication de hache de pierre papoue. Remarquer la poule papoue derrière.

Le 1er chapitre des ESS, encéphalopathies spongiformes subaiguës  était ouvert. Sous le microscope, le cerveau avait l’aspect d’une éponge. Le Kuru a pratiquement disparu avec l’abandon de ces pratiques funéraires qui nous apparaissent « scabreuses ». La susceptibilité génétique était importante ; des enfants des tribus voisines, adoptés par les Fore, n’en étaient jamais atteints.

1985 : Des enfants ayant reçu des injections d’hormone de croissance pour atteindre une taille « normale », meurent de la maladie de Creutzfeldt-Jacob, une autre ESS normalement rarissime. L’hormone était extraite d’hypophyses prélevées sur des cadavres, parfois dans des conditions  douteuses. Quelques dizaines d’enfants en ont péri, de manière atroce, en France ; leurs familles ont connu un épouvantable calvaire. Depuis, l’hormone n’est plus extraite, mais synthétisée.

Une incidence plus grande avait été remarquée chez les Israélites d’origine libyenne ; on en avait imaginé l’hypothétique lien avec la rare et étonnante consommation de globes oculaires de mouton.

  1986 : Les vaches britanniques commencent à mourir d’ESS. La transmission de cet agent reste bien mystérieuse. Les autorités sanitaires ne réagissent pas, leur réaction s’appuyant sur une ancienne croyance, « la barrière d’espèce », la notion que les prions, ces pathogènes suspectés étaient caractéristiques d’une espèce, et ne pouvaient pas en contaminer une autre.

Momie de vache, en pleine nature.

1989 : Les Anglais admettent publiquement que la barrière d’espèce s’écroule : 69 cas de chats fous sont recensés (sans doute beaucoup plus en réalité).

1996 : Orage médiatique : le doute s’installe. Malgré la lourde décision de faire abattre une grande partie des malheureux bovins anglais, la seule mesure réaliste, préconisée par l’OMS, n’est pas prise : l’interdiction des farines animales dans l’alimentation animale, qui interviendra en 2000. On note le cas conjoint d’un italien et de son chat.

1997 : Stanley Prusiner reçoit le prix Nobel pour ses travaux sur les prions, ces nouveaux agents infectieux mis en cause dans les ESS. Ils posent un problème à l’hôpital car ils sont très résistants aux différents moyens physico chimiques classiques de stérilisation.

2002 : L’éclaircie semble en vue. La crainte d’une épidémie de grande ampleur diminue, bien que l’incubation puisse être fort longue.

2005 : Le « principe de précaution » est introduit dans la constitution française, décision symbolique, à la suite des crises du VIH, de l’amiante, et de la vache folle dans le domaine alimentaire.

 

Laboratoire pour étude de l'ESB
Laboratoire pour étude de l’ESB

Nous pouvons sourire, grimacer même, en observant les mœurs papous, peuples restés dans l’enfance de l’humanité, à l’âge que l’on dit de pierre. Nous pouvons même ressentir un puissant sentiment de supériorité, mais l’intelligence efficace de l’homme moderne reste dangereuse : malgré les avertissements, tous les cadavres d’animaux, même malades, ont été longtemps recyclés. La nécrophagie, nous l’avons industrialisée, en réalisant un vieux rêve alchimique : transformer une matière banale en or. La moins chère, si possible, pourquoi pas le rebut ? Admettons- le,  Papous ignorants et Européens malpropres se sont faits de l’ombre dans leur concurrence. A une mutation près, le Royaume Uni est passé à côté d’un hécatombe.

Une énergie fantastique, de très nombreuses connaissances scientifiques sont au service de la recherche des bas coûts, qui en l’occurrence se sont transformés en effroyables coups bas.

Des années plus tard, l’enquête sur l’origine de la contamination n’a pas vraiment abouti :  entre autres hypothèses, elle a conduit les scientifiques en Inde, où des entreprises anglaises récoltaient toute sorte de cadavres, qui ne manquaient pas dans ce pays tragiquement victime d’un impensable déficit  en hygiène collective. Ces cadavres étaient transformés en farines qui voyageaient sans vraiment être tracées. Le gouvernement indien a violemment réagi à ces allégations, et l’enquête a été arrêtée.

L'épidémie est terminée.
L’épidémie est terminée.

Je me souviens d’une discussion avec une dizaine de personnes en 1995 : nous étions tous choqués de cette suspicion sur la viande bovine. Certains n’en mangeaient plus, d’autres mangeaient « bio », ou des viandes d’AOC. Je me rappelle de la réaction extrêmement impressionnante d’une femme pour qui il était tout juste inconcevable de changer sa manière de s’alimenter.  » Je vais devenir folle, affirma-t-elle, pleine d’émotion, si il faut que je me mette à choisir mes aliments ». J’avais réalisé ce jour là avec quelle intensité nous étions tous différents. Une décision qui semble simple et facile à prendre pour certains peut être extrêmement difficile à prendre pour d’autres, voire impossible.

Quelques années plus tard, j’ai été aussi surpris des déclarations d’hommes publiques, et même de médecins (!) déclarant qu’on avait été trop loin en euthanasiant autant de bovins  : alors que c’est grâce à ces mesures drastiques, terribles, qu’on a justement échappé à un bilan bien plus catastrophique.  Et le « risque économique » n’existe pas, à ce niveau, dans nos sociétés d’abondance. Les deux cent décès comptabilisés, la plupart chez des jeunes en pleine santé, resteront dans nos mémoires.